Une nouvelle du petit Nicolas

, par Mr CRENNER

Une nouvelle du Petit Nicolas : « Le théâtre »


Tonton
Eugène est venu déjeuner à la maison, aujourd'hui.

Tonton
Eugène, c'est le frère de Papa. Il a un gros nez, il est très rigolo, et moi
j'aime bien quand il vient ; c'est dommage qu'on ne le voit pas souvent, parce
qu'il voyage tout le temps pour vendre des choses, très loin, à
Clermont-Ferrand et à Lyon. Tonton Eugène est arrivé à midi, tout de suite
après que je sois rentré de l'école, et il nous a apporté des tas de cadeaux :
six paires de bas et deux blouses pour maman, six paires de chaussettes et
trois cravates pour Papa, et deux pull-overs pour moi.

_ Combien de
temps restez-vous, Eugène ? a demandé maman.

_ Si je
m'écoutais, chère belle-sœur, a répondu tonton Eugène, je ne vous quitterais
plus. Maman a rigolé, elle a dit que tonton Eugène ne changerait jamais, et
elle lui a demandé d'être un peu sérieux, pour une fois.

_ Eh bien, a
dit tonton Eugène, je repars demain matin.

_ Alors, a
dit maman, vous revenez dîner ce soir.

_ Ah non, a
dit tonton Eugène. J'ai l'impression d'abuser, de vous infliger un
pensionnaire.

_ Oh oui !
Oh oui ! j'ai crié. Reviens ce soir ! Oh oui !

Maman et
papa ont insisté aussi, alors tonton Eugène a dit :

_ Bon,
d'accord. Mais après le dîner, je vous emmène tous au théâtre. Et, bien sûr,
Nicolas vient avec nous ; il y a une opérette qui lui plaira certainement.

Moi, je me
suis levé de ma chaise, et j'ai couru autour de la table, et puis j'ai embrassé
tonton Eugène, et j'allais faire une galipette sur le tapis quand maman a dit :

_ Mais
Eugène, vous n'y pensez pas ! Après dîner, Nicolas va au lit. Il y a école
demain. Non, non, non.

_ Oh dis,
maman ! Maman, dis ! Dis, maman ! j'ai crié.

_ Bah, pour
une fois, a dit tonton Eugène. Et je suis sûr que Nicolas aimera beaucoup le théâtre.

_ Oh oui !
j'ai crié. J'aime beaucoup le théâtre ! C'est ce que je préfère le plus au
monde !

Tous ont
rigolé, et maman a dit que bon, on verra, à condition que tu sois sage, et moi,
j'ai vu que c'était gagné, alors j'ai encore couru un coup autour de la table,
et j'ai embrassé tout le monde.

En allant à
l'école, j'étais content comme tout, et ça me faisait chaud à l'intérieur de
penser que j'allais sortir le soir. J'aime beaucoup sortir le soir, mais je ne
sors pas souvent, parce que papa et maman ne me laissent pas, sauf une fois où
papa m'a emmené au cinéma, et une autre fois, pour le réveillon, quand nous
sommes allés chez M. et Mme Blédurt, qui sont nos voisins. Et puis j'étais
content, aussi, de raconter ça aux copains. Le seul qui soit allé une fois au
théâtre, c'est Geoffroy, ça fait très très longtemps, l'année dernière, et
toute la journée, il nous avait embêtés à nous dire que lui il allait au
théâtre, et pas nous. Il faisait ça pour essayer de nous rendre jaloux, mais
nous, bien sûr, on n'a pas marché, et quand je suis revenu à la maison, ce
jour-là, ça a fait des histoires, parce que j'ai demandé à papa pourquoi tout
le monde pouvait sortir le soir et aller au théâtre, et pas moi, et c'était pas
juste, et papa s'est fâché, il a dit que je lui cassais les oreilles, et j'ai
été privé de dessert.

_ Eh, les
gars ! j'ai crié en entrant dans la cour de l'école. Moi, je vais au théâtre,
ce soir !

_ C'est pas
vrai ! a dit Geoffroy.

_ Oui
monsieur, c'est vrai ! j'ai crié. C'est mon oncle, l'explorateur, celui qui
voyage tout le temps, qui m'a invité ! On va voir une opérette !

_ C'est quoi
une opérette ? a demandé Rufus.

_ Ben, c'est
du théâtre, j'ai dit. Du chouette théâtre.

_ Moi je
sais, a dit Clotaire, il y en a à la télé. C'est des trucs où tout le monde
chante, et papa il éteint le poste, parce qu'il n'aime pas ça.

_ Ah ! C'est
bien ce que je pensais, a dit Geoffroy. C'est pas du vrai théâtre.

_ Si
monsieur ! j'ai crié, c'est du vrai théâtre !

_ Ne me fais
pas rigoler, a dit Geoffroy. Tu ne vas pas m'apprendre à moi ce qu'est le
théâtre, tout de même ! J'y suis allé, moi, et personne n'y chantait. Alors !

_ Et le père
de Clotaire n'aime pas ça, a dit Maixent. Clotaire vient de le dire.

_ Le père de
Clotaire, il n'y connaît rien ! j'ai crié, et vous, vous êtes tous jaloux !

_ Touche pas
à ma famille, a dit Clotaire.

_ Jaloux,
moi, a dit Geoffroy. Ne me fais pas rigoler. D'abord, moi, c'est bien simple,
je vais au théâtre quand je veux.

_ Ouais, a
dit Maixent, moi aussi. Je demande à mon père d'y aller, et bing, j'y vais !

_ Moi, je
vais demander au mien, a dit Joachim. Si tout le monde peut aller au théâtre,
pourquoi j'irais pas, moi ?

_ Ouais, a
dit Rufus.

_ Retire ce
que tu as dit de mon père ! a crié Clotaire.

 Moi je
leur ai dit qu'ils étaient des minables qui ne sortaient jamais le soir, et
qu'au théâtre je rigolerai bien en pensant à eux. On n'a pas pu se battre parce
que la cloche a sonné, mais on a décidé de ne plus se parler de toute notre
vie.

Pendant
toute la classe, j'étais content en pensant à ce soir, et heureusement que la
maîtresse ne m'a pas interrogé, parce que je n'écoutais pas, et la maîtresse se
fâche quand on fait ça.

_ Nicolas,
m'a dit maman quand je suis rentré à la maison, monte vite faire tes devoirs.
Tu ne sortiras pas ce soir si tu n'as pas fini tes devoirs et tes leçons.

Je suis allé
travailler, et j'ai eu du mal parce que j'étais très énervé, et quand j'ai
fini, je suis descendu dans le salon, et papa y était déjà, en train de lire
son journal.

_ Tiens ? a
dit papa en regardant sa montre. Eugène n'est pas encore là… J'espère qu'il ne
sera pas en retard.

_ Oh non !
j'ai crié. Oh non ! Il n'a pas le droit !

_ Un peu de
calme, Nicolas, a dit maman. Cet enfant est dans tous ses états. Je parie que
toute la journée, il n'a pensé qu'à ça !

_ Dis, il va
venir tonton Eugène, hein ? j'ai demandé. Il va venir ?

J'étais
tellement énervé que j'avais envie de pleurer ; et puis, on a sonné à la porte,
tonton Eugène est arrivé, et moi j'ai sauté sur lui pour l'embrasser. Il est
chouette, tonton Eugène !

Pendant le
dîner, je n'avais pas faim, et j'avais peur qu'on soit en retard, et j'avais
l'impression que tout le monde mangeait très lentement, surtout tonton Eugène,
qui parlait tout le temps et qui a repris du café.

_ Cesse de
trépigner, Nicolas, m'a dit papa, et va te préparer. Nous allons sortir tout de
suite, et nous ne t'attendrons pas !

_
Regardez-moi cet enfant, a dit maman. Il est mort de fatigue.

Moi j'ai dit
que j'étais pas fatigué du tout, je suis monté pour me peigner, et je suis
redescendu en courant, parce que j'avais peur qu'on sorte sans moi.

Le théâtre,
c'était formidable : une grande salle, comme au cinéma, avec des tas de
lumières, des tas de gens, un grand rideau rouge, et des chouettes fauteuils,
rouges aussi. Il faisait chaud, j'étais content, maman était assise à côté de
moi, j'ai appuyé ma tête contre son bras, et quand je me suis réveillé, ce
matin, je ne me rappelais pas comment j'étais arrivé dans mon lit.